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Jour 98:

 

Après bien des jours à se demander comment... on les a conçues. On les a construites. On les a fait pousser de-ci, de-là, aux confins de la Bresse, aux abords de la Reyssouze, au croisement de la géographie et des récits. 

 

Des cabanes en forme de dôme, des huttes-hémicycles, des globes inversés pour mieux conter l’envers du territoire que l’on a traversé. Des cabanes-assemblées comme autant d'espaces où faire foisonner les idées. A chaque personne qu’on invitait, on disait :

 

“Bienvenue dans nos cabanes, dans nos abris du nouveau monde… 

D’un monde tel qu’il faudra bien s’y faire.

Ou tel qu’il serait.

Ou tel qu’on le fera.” 

 

On voulait tellement qu’elles le fassent avec nous, ce monde. 

Alors on reprenait  :

“On les a voulu rondes pour qu’on s’y love, qu’on s’y enlace, qu’on s’y laisse encercler au-dehors de nous-mêmes, qu’on s’y regarde en face. 

Qu’on s’y ensorcèle et qu’on s’en sorte

Avec celles et ceux qui veulent !

Qui veulent mais qui ne savent pas comment, ni quoi, ni quand. 

Il faut que ça sorte tout ça . Il. faut. que. ça. sorte !

Ça peut pas rester coincé seul dans un corps. Seul face à tant de souffrances et de questions, et de contradictions, et de contraintes, et de factures, et de fractures et de règles du jeu pipées qu’on avait dit qu’on voulait pas jouer, 

pas comme ça !

Ça doit s’exprimer... ça doit s’ex. pul. ser !

 

Alors on les a faites rondes à la forme d’une explosion pure, d’un ventre à l’accouchement, pour qu’on y danse à perdre le fil, qu’on y danse à perdre la haine, à perdre l’équilibre et le confort, et la tête et la bouche.

Et ses oreilles. 

Et ses yeux. 

C’est tout !”

 

On les a bricolé ensemble, ces cabanes.

Enceintes. Pour le son.

Écrans. Pour la projection.

Tapis. Au sol. Pour que les corps se relâchent et que les mots s'écoutent. 

C’étaient de belles cabanes.

 

On s’est même dit que ça ferait de bons abris anti-tornades. 

Des jardins d’accueil pour migrant·es climatiques refoulé·es par les océans.

Ou bien des hôtels d’acclimatation pour plantes-errantes. De celles qui ont besoin de s’arroser un peu avant d’aller germer plus loin. Trouver leur colline, où fleurir.

 

Ce serait des cabanes-bulles, pour nous mettre en ébullition, dresser des barrières contre le désespoir qu’on sentait monter dans nos cœurs meurtris par l’interdiction de se voir. On allait pouvoir s’y raconter des histoires. Des histoires de demain, à dormir debout, comme des gamins. Des histoires qu’on ne se raconte pas dans les maisons carrées. Parce que les murs sont trop droits, trop hauts, les portes verrouillées, l’horizon sous alarme, et que les étoiles ne brillent plus lorsqu’on a coupé le jus. 
 

Elles sont venues. Ils sont venus. Chacun, chacune.

Une fois notre toute première cabane arrimée au territoire, prête à les accueillir. 

Une, puis deux, puis deux cent, et pour finir plus de six cent personnes peut-être. 

Des gens d’ici, deci-delà, déçus souvent, mais contents. 

Niqués par la vie mais bien droits dans leurs bottes. 

Debouts.

 

Venu·es de toute l’île Bresse. Ils se sont assis en cercle. Elles ont commencé à parler, à se projeter dans ce monde tel qu’il pourrait être, tel qu’on le ferait ou tel qu’il sera… ça disait des choses comme ça... 

 

“Avant ce soir, j’avais jamais vu Montrevel-plage à marée basse.

Parait qu’il y avait une plaine tonique ici. 

Et des poulets.

Maintenant c’est plutôt des palourdes.

C’est beau l’océan tu trouves pas ?

Tu entends les vagues ?

Finalement,

Il a du bon ce réchauffement…”

Nous voilà rendu·es ici, sur ces pages. A vous raconter les explorations poétiques de nous autres, artistes et constructeurs, constructrices, et de nos rencontres avec les habitant·es d’une Bresse métamorphosée en île. Il y sera question d’un Village de Dôme, de Semeuses de Contes et de l’arrivée malheureuse du Grand Serment.

Jour 153

C’est l’hiver. 

Le thé fume dans un coin de l’ancienne bibliothèque pour tenter de réchauffer les corps inconnus qui sont venus ici en retrouver d’autres. 

Il y a ceux qui savent dessiner. Celles qui savent dire. Ceux qui préfèrent se taire. Ceux encore qui voient l’espace selon 3 dimensions : devant soi, au-dessus de nos forces, à côté de la plaque. Entre ces langages étrangers, il faut tracer un territoire commun, apprendre à dire nous, se mettre d’accord, s’entendre, manipuler des outils, des claviers, des souris… 

Lorsque le Chat fait son apparition dans nos esprits, tout finit par ronronner.

Jour 188

On les a trouvés là. 

Une 15aine de mômes élevés en broussailles dans une forêt parentale dont les bourgeons auraient pris un coup de gel. 

Adolescence.

Un printemps de ronces en fleurs.

 

Ils avaient élu domicile dans un bâtiment où se transmettent les savoirs d’avant. L’étymologie du lieu est belle : 

leg = ce que l’on donne, ce que l’on transmet après soi...  

et co : ensemble, en commun…

Co-leg ou collège. Apparemment on en trouvait plusieurs dans chaque département. 

 

Puisqu’ils savaient tout ce que les moins jeunes leur avait transmis, nous leur avons demandé simplement : 

Mais comment ?

Comment en est-on arrivé là ?

 

Alors ils nous ont glapis la souffrance et la colère d’être les descendants, les héritiers, cette génération stupéfaite qui ne peut que constater le renoncement de ceux et celles d’avant. Ou l’ignorance. Ou le cynisme. Ou le repli.

Adolescent·es et abandonné·es.

Jour 247

 

Nous avions rendez-vous.

Celle qui devait nous accueillir avait finalement été retenue. Elle n’était pas venue. Mais elle avait laissé un petit papier collé bien en évidence, à notre attention. Dessus, il était écrit :

 

“Soyez les bienvenu·es. Vous pouvez installer votre cabane ici pour la journée. J’espère qu’elle sera belle et que vous serez bien inspiré·es ! Je viendrais vous écouter ce soir si vous avez suffisamment avancé.”

Jour 366

Trop fragiles.

Au moindre souffle d’air, elles s’affalent, nos cabanes. Il faut renforcer la prise au vent ; hisser à bord de quoi prendre le large ; s’assurer que la structure résiste à la contradiction, à l’abattement.

 

On trouve ici quelques naufragé·es. On leur partage nos inquiétudes, sur la solidité des fondations, le choix des fixations. Ils écoutent attentivement, hochant la tête comme si nos problèmes passaient au-dessus. 

 

Des nuages.

Le vent finirait bien par les repousser. 

Alors, à quoi bon ? A quoi bon changer !

 

Puis vient le moment d’écrire.

De pousser timidement les premières idées pour que d’autres se hissent à bord. Les additionner. Décrire. Nommer.

Il y a ceux qui se prennent au jeu rapidement et proposent du scénario en pagaille. Il y a celle qui ne disait rien jusque-là et d’un coup affirme :

 

“Elle s'appellera Alix !”

Jour 397

Un an. Un an déjà que nous arpentons ce territoire-île, faisant le tour de l’archipel. 23 bleds, une seule question :  qu’est-ce qui relie tout ça ? 

Si on enlève les rubans d’asphalte, ces routes qui coupent la lande de hameau en hameau, qu’est-ce qui les retient ensemble ? Qu’est-ce qui fait que ça tient ? Le haut débit ? La rivière ? Les souvenirs ? Les projets communs ?

 

Il nous fallait imaginer une cabane drainante pour rassembler les énergies. Une cabane vibrante pour faire trembler les murs d’une seule et même voix.  Une cabane filante pour que les écrans s'éteignent et que la lumière s’allume, dans un même lieu et dans un même élan : d’une même voix !

 

On a pensé à des constructions en roseaux tressés, à la vannerie. Cette cabane là, on allait la tapisser de nos cordes vocales, la dessiner comme une cathédrale grande et réverbérée, qui accueille et le chœur et la foule, émetteurs et récepteurs concentrés sous le même abri, pour communier de concert avec le vivant qui nous lie. 

On lui a maçonné une partition géante, composée pour slamer, scander, chanter, pour déclamer le monde. Leur monde. Notre monde. En musique.

 

Les premières pierres, les fondations, ont été posées.

Jour 417

Encore un hiver sous la Bresse. 

Un tapis de neige gomme les derniers reliefs. Nous avons apporté nos objectifs à voir le monde tout autour et nos micros directifs pour écouter les sons du silence, enregistrer les infrabasses, saisir les “chut” et les “chotes”. 

Nous attendons qu’ils viennent.. 

 

Celles du nord, d’abord. 

Une petite tribu fragile et soudée comme après un ouragan. 

Puis ceux d’ici, en retard, qui n’avaient pas l’air de savoir ce qu’on allait fabriquer à présent. 

On s’est un peu moqué d'eux, de leurs écrans noirs qui aspirent les regards au creux des mains. Puis, pour les éveiller, on leur a lancé direct, comme une boule de neige à la face : 

 

“Alors vous : comment vous le voyez, votre avenir ?”

Jour 421

“ Hurlements de l’automne.”

Une bande de gosses abandonnés sont rassemblés dans la cours de l’ancienne école. Hauts comme 10 lunes d’été peuvent faire grandir des cellules d’Homme.

 

Ils avaient fui le brouhaha des villes, les ondes mobiles et le vacarme assourdissant des gens-qui-roulent-sur-l’asphalte. Pour eux, l'essentiel était de dompter le silence pour mieux se mettre à l’écoute du vivant qui chuchote. D’ailleurs, on les entendait peu. 

Un mot, et tout était dit !

 

Ils nous avaient demandés :

 

“ Dans le ciel

Sa majesté l’oiseau

Rêve de nager “

...

“ Et toi, t’es-tu déjà écouté, de l’intérieur ?”

 

Avec eux, on a fabriqué un dôme capitonné comme un nid douillet. Une cabane où l’on se tient attentif, baigné dans les lueurs tamisées d’un nuage vapeur. 

Au milieu, un trône vibrant, comme un tympan. 

Le siège des rois du silence.

Jour 428 

Pointe nord de l’Île Bresse.

Il y a cette fille de 4 ans, députée. Et celui-là, ministre de l’espace.

Persuadé·es que la prochaine Guerre Mondiale aura lieu à la télé.

Alors ils ont arrêté de la regarder.

 

Il y a bien longtemps, le vote avait été sans appel : les enfants doivent gouverner… Et les plantes ! “Parce qu’elles aussi, elles parlent.”

Les enfants se sont entraînés à les entendre, à les comprendre, à les écouter.

Lorsque que nous dressons avec eux notre cabane-serre, un enfant s'approche et dit :

 

“J’ai soif.

Je veux de la pluie pour boire.

Ou je meurs.”

Jour 436

Île Bresse côté levant.

Encore une bande de mômes auto-organisée. 

Ils sont installés juste là où les ancien·nes avaient accepté d’enfouir au plus profond de la terre leurs déchets pollués. 

Un trésor oublié.

Qui finit par refaire surface.

Ils sont très concernés.

 

Ils ont passé commande d’une grande cabane. Elle serait haute de 5 mètres et au dedans, on donnerait vie à tous nos déchets.

 

Il nous fallait de l’aide. On a réuni les insulaires. Une trentaine. Des menuisiers, des constructrices, des soudeuses, des tricoteurs, des électro-magiciens. Ensemble, tout le monde pouvait rendre n’importe quel détritus interactif, t’expliquer le recyclage d’un coup de crayon, stocker de l’énergie réemployable et fabriquer des pièges à pollution. Pendant 3 jours et 3 nuits, ils ont œuvré d’arrache-pied.

 

Puis les mômes ont repris le dôme. Ils s’y sont installés.

Jour 529

De la plaine, une plage.

De la colline, une dune.

De la cave, une piscine.

Cinquante gamines et gamins rieurs jouent dans le clapotis et l’écume de l’après-midi. 

Fasciné·es par l’eau, les gamin.es voudraient construire avec nous un dôme aquatique. Pour la recycler, la faire chanter, y prendre soin des échoués. Une seule chose est redoutée. Le plastique.

 

A la fin.

Au départ.

Ou plutôt, à notre départ. Lorsque l’on migrera vers autre part. 

Les momes viendront le présenter, ce dôme. On organisera un grand rassemblement où chacun·e viendra monter sa cabane. Ce sera un Village de Dômes, un village de mômes. Toutes les cabanes, toutes les histoires seront contées, les jeux, les concerts et les images vidéo projetées. On s’en mettra plein les mirettes, on s’abreuvera les tympans… Tout le monde l’attend ce grand rendez-vous.

 

Une seule inquiétude, comme une menace : le Grand Serment.

Jour 542

A un moment donné, c’était trop pour nous.

Construire des cabanes dans chaque village. Rassembler les gens. Les aider à mettre en mots leurs désirs, à dessiner et rendre sensible leurs pensées. Le Grand Serment nous avait pris de court. On n’avait plus le temps, il nous faudrait bientôt partir. 

 

Et après ?

Que reste-t-il ?

 

Il fallait qu’on s’entoure, qu’on transmette ce qu’on savait faire, que d’autres puissent nous venir en aide pour continuer à imaginer ces histoires de l’Après. L’après qu’on veut. Celui qui n’est pas prêt.

 

On a essayé de mettre au point une recette, avec ses ingrédients. On a organisé un grand cours de cuisine où apprendre à pétrir une intention, faire lever une chute, saler une dramaturgie, napper le son et hacher le pixel. Déguster fumant : en live !

Celles qui sont venues - car c’était surtout elles - s'appelleraient désormais les Semeuses de Contes.

Jour 577

Elle s’est initiée à l’art de tisser des cabanes.

A l’art de construire des récits, de les faire sonner.

Elle est devenue Semeuse de Contes.

Puis elle est partie sur une petite île isolée

A quelques brasses du continent bressan.

Elle est allée les retrouver.

 

Et elles sont là.

Les cannes étincellent, les regards pétillent.

Elles en ont des choses à dire ! Tellement que leurs souvenirs vacillent.

Toutes additionnées, elles ont vécu autant qu’un grand chêne.

 

Au départ, quand elle leur propose d’imaginer l’avenir, il y a une grande ombre, un mur dressé ; infranchissable. A leur âge ?

Elle sourit. 

Il se fendille.

Insiste.

Et l’ombre s’écroule.

Jour 601

Nous les avions croisés à plusieurs reprises. 

Une brigade poétique qui s’amusait à souffler les mots au creux de la Reyssouze, comme ça, sans contreparties, pour les oreilles curieuses perdues sur les rivages de la poésie.

 

Puis le Grand Serment s’est installé. Ne pas toucher. Se cloîtrer en sécurité. Se regarder en chien de faïence. Envisager l’autre dans la défiance. Que voulez-vous raconter de nos futurs quand le mot d’ordre est no futur ?

Et notre Village de Dômes ? Notre rassemblement de cabanes ?

Aux ordures, à la benne, avec les relations, les accolades et les passions.

 

Alors elles ont préféré se retirer au large. Prendre de la hauteur. Tenter de se décontaminer pour mieux imaginer. Loin des écrans, loin des slogans. Elles sont allées faire germer leur cabane sur la plus haute colline bressane.

Elles en ont fait une montagne. 

Dernière terre émergée.

Jour 648

Elle est repartie d’où elle venait.

Là-bas, sur un territoire-île où se rassemblent celles qui marchent à côté des lignes, pour ne pas s’y enfermer.

 

Ensemble, elles ont joué à finir des phrases, à dénicher au fond de soi des morceaux d'idées puis les recoller comme un vase. 

Faire naître une histoire.

Puis des dessins.

Puis un·e musicien·ne.

Il paraît même qu’elles vont construire les décors et monter un théâtre.

 

Au commencement, il y avait une cabane.

Une cabane pour se raconter des histoires, des histoires de demain, comme des gamins.

Jour 667

Dans la Bresse. 

Les semeurs sont ceux qui s’aiment.

Les semeuses les font pousser.

Et tout cela pourrait bientôt changer.

 

Malgré le Grand Serment et son interdiction de se déplacer,

10 d'entre elles nous ont rejoints. 

Les meilleures.

Prêtes à en découdre.

Prêtes à planter des graines après notre départ.

Les faire germer même dans les terres les plus arides, les déserts, les décharges, les ignorances et les théâtres abandonnés. 

 

“Il faut que ça repousse, disent-elles, coûte que coûte.

Et que cela nous fasse rire aux larmes, sans quoi nous serons condamnés à pleurer !”

Jour 675

Tout le monde était au rendez-vous.

A chaque nouveau village où nous nous sommes installé·es. 

Chacun, chacune, avec son énergie, son temps, son style et ses envies. 

Pour contribuer à sa manière, pour énoncer des mystères, pour emplir nos cabanes de mondes possibles. On leur amenait nos outils, nos savoirs-faire et l’aplomb d’affirmer : “Maintenant, on le fait !”. 

Le reste.

Tout le reste,

C’est elles.

 

Voici une tentative de les citer toutes. 

Vous tous et vous toutes. 

Et vous dire Merci de nous avoir offert ce récit !

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