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Contes de l’après

  • Intervenants : Martin Chastenet

  • Participant·es et co-auteur·ices : Janine, Sylvie, Alain et Dominique avec Martine C

  • Voix : Sylvie, Sophie Griffon

  • Dates : 15 février 2020

  • Durée de l’atelier : 1 journée de 6 heures

  • Partenaire et localisation : Bibliothèque de Craz-sur-Reyssouze / 20 Place du Marché, Cras-sur-Reyssouze, 01340 Bresse Vallons 

CABANE 04 -

N’oublie pas que je t’aime

“Où il est question d’un marronnier et de la force d’un peu de papier”

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Jour 247

Nous avions rendez-vous.

Celle qui devait nous accueillir avait finalement été retenue. Elle n’était pas venue. Mais elle avait laissé un petit papier collé bien en évidence, à notre attention. Dessus, il était écrit :

 

“Soyez les bienvenu·es. Vous pouvez installer votre cabane ici pour la journée. J’espère qu’elle sera belle et que vous serez bien inspiré·es ! Je viendrais vous écouter ce soir si vous avez suffisamment avancé.”

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N’oublie pas que je t’aime

Tout commença l’été dernier, en juillet 2230, un mercredi.

Près de l’ancienne bibliothèque, au bord de la Reyssouze... Un tas de verdure semblait épouser les formes d’une vieille habitation. Branches et taillis recouvraient le passé oublié. 

L’enfant s'était frayé un passage à travers les broussailles. Happé par sa curiosité, il observait les décombres. Au moment de partir, son attention fut attirée par une bouteille sur laquelle le soleil glissait.

Bien caché à l’intérieur, protégé de la pluie par le verre brillant, il trouva ce petit carnet, un journal, sur lequel était écrit 

« Le grand Chaos ».

Voilà 180 ans au moins qu’il attendait d’être lu. Le soir-même, blotti sous sa couverture : l’enfant commença sa lecture.

 

25 JANVIER 2050

 

C’est arrivé.

Ce phénomène tant annoncé par les scientifiques et auquel personne ne croyait a eu lieu aujourd’hui. Il y a eu ce grand flash lumineux pendant quelques secondes. Puis plus rien ! On aurait cru à la fin du monde… Plus aucun système électrique, plus de réseau informatique, d’internet, de réseaux sociaux, de téléphone, d’eau, de transports...

Comme un interrupteur, il a éteint notre civilisation.
 

15 MARS 2050

 

2 mois après ce choc, le monde est déboussolé, les gens hagards. La population se divise, des clans se créent. Ceux qui ont le plus à perdre se replient sur eux-mêmes, s’agrippent à leur confort, défendent leurs privilèges. Des gens de la ville migrent vers le village, autant de bouches en plus à nourrir. C’est chacun pour sa pomme. La peur et le froid engourdissent les membres et les esprits. Les émotions s'entremêlent dans le chaos : méfiance, doute, espoir, fatigue, soupçon, colère, tristesse et bien peu d’espoir.

 

20 AVRIL 2051

 

Cher journal. Voilà un an que la situation nous isole. Que la survie a tendu les relations et que chacun se préoccupe de sa propre protection. La place de l’ancien marché avec son marronnier légendaire est le seul espace de contact entre voisins.

Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose. Sur le marronnier étaient suspendus une dizaine de petits papiers. Personne n’a osé y toucher.


 

27 AVRIL 2051

 

Il y en a partout maintenant. Dans les jardins, glissés sous les paillassons, sous des pierres, partout des petits papiers. Un enfant, curieux et téméraire, a ouvert celui trouvé dans une haie :

 

« n’oublie pas que je t’aime »

 

Sur chacun, ce même message.

Tout le monde s’interroge: qui a fait ça ? qu’est-ce que cela veut dire ? On a même vu fleurir sur le fronton de l’ancienne Mairie un calicot peint en vert : 

 

« n’oublie pas que je t’aime »



 

20 JUIN 2051

 

Depuis 2 mois maintenant, chaque matin, des poèmes d’amour sont déposés un peu partout : tout le monde en parle. Cela produit comme un déclic. 

De nouveau, les liens se tissent entre les gens, doucement. On recommence à se rendre service, on s’invite, on réapprend à vivre ensemble. Aujourd’hui, à l’étonnement de tous, à la place des poèmes habituels, un rendez-vous est proposé :

 

« Je veux te rencontrer ! 

Retrouvons-nous sous le marronnier demain soir à 20 heures, 

pour fêter ensemble le jour le plus long de l’année » 


 

21 JUIN 2051

 

Ce soir, c’est incroyable, la place du village est bondée. Le feuillage du marronnier est comme secoué dans la mer de murmures de la foule agitée. Tout le monde attend. On se parle, on attend, on s’interroge, on s’impatiente, mais personne ne vient. Personne. Après 2 heures, la déception est palpable. Il fait nuit maintenant et les gens s’en vont. Malgré tout, je me sens comme réchauffé par cette soirée de rencontres et de retrouvailles inattendues.


 

22 JUIN 2051 

 

Sur un rebord de fenêtre, à deux pas de la mairie, un carron bressan a été déposé dans la nuit. Au-dessous dépasse légèrement un petit papier qu’une dame déplie et lit à voix haute. 

 

« C’ était bon de s’être retrouvés hier soir !

Ce soir, pense à apporter de quoi passer le temps »



 

22 JUILLET 2051

 

Depuis un mois, les petits papiers se font plus rares. Mais l’habitude est prise, on se retrouve les soirs, sous le marronnier. Ici les cartes, là le lancement de palets, là-bas la lecture. Au fil du temps, une véritable communauté a vu le jour, solidaire et chaleureuse. L’idée d’un échange de savoir-faire s’installe.

En plus des aires de jeux, ce sont de véritables ateliers-trocs qui se déroulent sous l’arbre. Aucun argent ne circule, on prête, on donne, on répare, on apprend, on reconditionne dans l’intérêt de tous. On se parle surtout.

De temps en temps, un chant nouveau sort de nulle part et envahit l’espace : 


 

Six mois déjà que nos arbres ont brûlé, malheur

Six mois que des graines ont jailli, bonheur

Six mois que le ciel éclate de vraies couleurs

Deux mois enfin que personne n’ a plus de peur

 

Les étoiles filantes dansent vite, espoir

Le soleil apaisé n’est plus un repoussoir,

Les oiseaux malicieux chantent encore le soir,

Vibrants de nouvelles vies, comme un phare dans le noir



 

22 AOÛT 2051

 

Un écriteau richement décoré est installé à l’entrée de la place :

 

«  PLACE du MARRONNIER »

Soirée d’inauguration. 

 

Une femme se place au centre d’un cercle improvisé et entonne des sons venus d’ailleurs, du cœur surtout. Tous ensemble, ils répondent en écho aux rythmes projetés, répétant les mêmes gestes d’Amour, bras tendus vers le ciel. Un hymne surgit que tous reprennent en choeur : 

 

“Euréka , Euréka , nous sommes bien là, 

Euréka , Euréka , les gens d’Eurékras…”

 

Les rires remplissent la place, ainsi que les applaudissements. Quelques larmes sur des joues, émues par la force d’un tel chant entonné ensemble et du frisson dans la foule. 

 

Comme une évidence, le village s’est rebaptisé. Il se nommera désormais « Eurékras-sur-Reyssouze » 


 

21 DÉCEMBRE 2051 

 

Lors de l’inauguration de la Place du Marronnier , lorsque les dernières lumières allaient s’éteindre autour, quelqu'un à découvert sur le volet de la mairie un nouveau petit papier :   

 

« Toi qui es poète au fond de toi, toi qui est rêveur du bout des doigts, 

prends le temps d’écrire quelques mots sur un petit papier

dépose-le chez une personne que tu ne connais pas.

Surtout n’indique pas ton nom, 

cela doit rester un cadeau en l’air, 

sans propriétaire

seul compte le destinataire »

 

Depuis ce jour, chaque matin, les habitants d’Eurekras explorent leurs jardins au réveil. Ils vérifient s’ils ont reçu un petit papier, l'ouvrent et découvrent un poème anonyme qui leur est dédié. C’est devenu un plaisir quotidien, un rituel pour démarrer une journée douce comme un café sucré. 


 

21 FÉVRIER 2055 

 

Cher journal, je ne t’ai pas écrit depuis plusieurs années car mon nouveau métier m’occupe avec passion. Grâce aux ateliers-trocs, je suis devenu charpentier. 

Au village, tout le monde ou presque a changé de vie. Il subsiste encore quelques “enfermés” qui vivent repliés sur eux-mêmes, mais la politique des petits pas, nos savoir-êtres, nos envies, notre volonté de partage seront bien plus forts que tout ce que le “grand chaos” a cru bon de nous enlever. 


 

20 JANVIER 2085

 

Mon cher journal, je t’écris sans doute pour la dernière fois. 

Peu de gens aujourd’hui se souviennent du “grand chaos”. Le monde a oublié les périodes troubles auxquelles j’ai survécu. 

Mais chaque année, lors du solstice d’été, les Eurékas se réunissent sur la place du marronnier pour y chanter l’hymne du village et partager un repas, des jeux, des souvenirs. 

A chaque fois, ils ouvrent un vieux coffre, celui qui contient le petit papier, le message premier, celui qui a tout déclenché.

 

Alors, mon cher et vieux journal, à présent que la vie suit son cours loin des tempêtes et des tracas d’antan, je te dis au revoir. A l’abri dans cette bouteille en verre, je te souhaite de survivre jusqu’à des temps lointains, où tu seras le témoignage d’un âge révolu. 

 

A celui ou celle qui te découvrira, tu raconteras cette histoire et tu lui diras...

 

« n’oublie pas que je t’aime »





Ndlr : ce texte a été écrit en février 2020,
juste avant la pandémie de Covid et son confinement forcé

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